Le syndrome de l'imposteur
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Lucile Razet, l’ombre du doute

Lucile Razet, l’ombre du doute

Victime d’une dégénérescence de la rétine à l’âge de dix ans, la jeune Normande a trouvé son salut dans la pratique du para-athlétisme. Mais elle continue de penser qu’elle n’est pas à la hauteur du défi qu’elle s’est lancé.
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Ça a commencé doucement, entre la fin du CM2 et le début de la sixième. « Je me suis mise à voir mal le tableau », se souvient-elle. Puis tout s’est brutalement accéléré.

« Le tableau a fini par disparaître, je galérais à me relire, j’avais des maux de tête atroces. À la cantine, je n’étais plus capable de voir ce qu’il y avait dans mon assiette. Je trébuchais sur le trottoir, je tombais, je confondais les gens, je n’arrêtais pas de me tromper, plein de petits trucs comme ça. » Son débit s’accélère, les mots se bousculent un peu : « Ce n’était pas méchant mais les gens se moquaient de moi, j’étais hyper vexée. »

LUCILE

RAZET

Jusqu’ici, la vie de Lucile Razet s’était écoulée paisiblement. Une scolarité sans heurts à Falaise (Calvados), un goût prononcé pour l’effort physique, en particulier pour le badminton. « Et puis, brusquement, je ne pouvais plus jouer. » Elle passe plusieurs examens et le diagnostic tombe, avec son nom aussi mystérieux qu’implacable. Elle souffre de la maladie de Stargardt, une pathologie génétique qui touche la rétine. « C’est une dégénérescence, les cellules qui meurent, tout simplement. »

Elle a dix ans. Elle vient brutalement de perdre la vue.

Assise sur un banc sous les larges voûtes de bois de la grande halle de l’Insep, la Normande nous fait face. Son regard gris-vert est acéré, aux aguets. Il vous cherche, vous aspire. « Je vois très peu de détails, prévient-elle. Là, je ne perçois pas si vous souriez ou pas, si vous avez les yeux ouverts ou fermés, je ne vois pas les traits de votre visage ». Elle a pourtant débarqué d’un pas franc, la démarche assurée. « Je n’ai pas besoin de canne ni de chien parce que j’ai la chance d’avoir une vision périphérique un peu préservée. »

«

Cela me permet d’être autonome et j’y tiens. Mais je dois toujours être vigilante.

»

LUCILE RAZET

Quand elle marche dans la rue, par exemple, où « ça peut devenir un enfer quand il fait nuit, la lumière, les phares, la pluie, les reflets. Je perçois les gens au dernier moment. » Même chose quand elle fait ses courses ou, plus généralement, dans un environnement inconnu, « où je peux être vraiment perdue. Mais je me débrouille, je trouve des astuces avec mon téléphone et maintenant, j’ose demander de l’aide. Mais ça peut être assez stressant. »

Pourtant, elle est là, rayonnante, au milieu du petit groupe dirigé par Jo Maisetti, le légendaire coach du relais 4x100m français et son record du monde en 1990 à Split.

Quatre para-athlètes, deux guides, tous tendus, dans une ambiance joyeusement sérieuse, vers les Jeux de Paris. Car dès qu’elle a compris que sa vie avait basculé, Lucile Razet a réagi. « À la limite, mon entourage l’a moins bien encaissé que moi, se souvient-elle. Parce que je n’ai pas tout de suite réalisé ce que ça allait être. » Seule certitude, ne pas se morfondre mais plutôt « continuer à vivre et profiter ». Pour cela, il lui faut trouver un sport « qui me vide la tête mais aussi qui me permette de pratiquer avec ce handicap, pour montrer que je suis capable de m’épanouir malgré tout ». Elle essaye la natation, sans succès. Ce sera finalement l’athlétisme et la piste « parce que c’est un environnement où je me sens en sécurité ».

Lucile Razet attentive aux conseils de son coach à l'Insep, le très expérimenté Jo Maisetti.

Son handicap lui permet de courir sans l’assistance d’un guide.

« Je perçois les lignes qui entourent mon couloir et je suis la ligne intérieure. Mais je suis photosensible, c’est-à-dire très gênée s’il y a des ombres et des lumières. Il m’est déjà arrivée de faire des petits sauts en pensant qu’il y a un obstacle alors que c’est une ombre. Donc je porte presque toujours des lunettes de soleil. Et si la piste est vieille et les lignes plus trop tranchantes, je peux déborder de mon couloir et être disqualifiée. Tous ces paramètres existent et je dois les maîtriser. »

«

C’est une question d’adaptation mais globalement, j’ai trouvé un sport compatible avec mon handicap. Et c’est ce qui m’a sauvée.

»

LUCILE RAZET

Lucile Razet concourt d’abord chez les valides sous les couleurs de son club de Falaise.

« Je faisais du 100, du 200 et de la longueur en loisirs, pour m’amuser. Les gens de mon groupe savaient que j’étais déficiente visuelle donc qu’il fallait être vigilant quand je courais. Mais tout se faisait de manière assez simple. » Surtout, elle y trouve un environnement où elle est traitée sur un pied d'égalité. « J’étais avec mes potes, je rigolais, je me sentais libérée et je n’avais besoin de personne. » Depuis l’apparition soudaine de son handicap, elle a totalement perdu confiance en elle. Sortir acheter le pain devient « une source d’angoisse ». S’exprimer à l’oral, en particulier à l’école, « est un enfer ». Dans sa vie quotidienne, elle a l’impression « de toujours dépendre de quelqu’un ».

«

C’est quelque chose qui m’agace et contre quoi je me bats encore aujourd’hui.

»

LUCILE RAZET

Le handisport, elle va le découvrir sur le tard, « trop tard », regrette-t-elle. Pas parce qu’elle refuse son statut. Simplement par manque d’informations. Lors d’un cross avec son lycée, un professeur d’EPS lui propose de courir avec un guide. Un cadre régional remarque ses aptitudes et vient lui parler de ce nouveau champ qui s’offre à elle. Et qui, dès lors qu’elle digéré « le temps d’adaptation pour réapprendre à vivre avec mon handicap », va tout de suite l’attirer. « J’ai trouvé ça génial, avoue-t-elle. J’ai rencontré des gens qui souffraient de toutes sortes de handicaps. J’ai senti cette solidarité, cette entraide, cette fraternité, comme dans une famille et ça m’a fait grandir. J’ai compris que je n’étais pas la seule et qu’il y avait des choses plus difficiles à vivre que moi. Surtout, on ne se regarde plus du tout comme des personnes en situation de handicap, on oublie. Et quand on en parle entre nous, il y a beaucoup d’autodérision, pas de prise de tête. »

Lucile Razet a donc trouvé sa voie. Elle est handicapée, elle le sait, elle l’assume sans le rejeter. « Au contraire, c’est mon identité. Et c’est tout sauf un défaut. » Pourtant, au fur et à mesure de sa progression sur ce 400m qu’elle a fini par adopter, face à son statut d’athlète de haut niveau en devenir qui s’affirme, elle se met à douter. Car tout va très vite. Ses performances lui permettent d’intégrer sans attendre l’équipe de France, de porter ce maillot bleu-blanc-rouge qui colorait ses rêves. Elle touche un monde et un niveau qu’elle pensait inaccessibles. Alors forcément, parce que c’est une tête bien faite, elle s’interroge : « Je continue de me poser plein de questions », avoue-t-elle avant de les énumérer.

Est- ce que je mérite de pouvoir faire tout ça ?

Est-ce que je suis à ma place ?

Est-ce que j’ai le niveau ?

est-ce que je suis à la hauteur du défi qu’on me demande de relever ?

Pour elle, pas question de minimiser son handicap.

« Je sais que je vis dans un brouillard », dit-elle. La difficulté, c’est de se heurter au jugement des autres, à tous ceux qui ne comprennent pas en quoi elle est empêchée : « J’ai tout entendu, déplore-t-elle. Ça t’empêche de faire quoi ? On t’a vue arriver en marchant, c’est quoi ton problème ? Tu peux courir comme tout le monde, non ? » Elle avoue avec pudeur que ça la blesse. Que ça l’irrite aussi. « Le handicap invisible, c’est trop bien parce que les gens ne nous regardent pas comme des handicapés mais en même temps, il faut toujours se justifier. Comment penser une seconde que je simule pour prendre la place de quelqu’un ? Parfois, j’ai envie de leur donner mes yeux et de leur dire : faites, vivez et on en reparle ! » Elle a d’ailleurs commencé à intervenir en entreprise pour raconter son parcours et « faire essayer des lunettes qui peuvent simuler les galères de mon quotidien. C’est le meilleur moyen pour sensibiliser les autres. »

A 23 ans, le principal frein à sa progression reste la confiance.

« Je donne tout pour être la meilleure, pour pouvoir briller et ne pas décevoir. Des remises en question, il y en a mais j’essaye de les refouler. Parce que je dois être sûre de mon projet. Je sais que je veux être sur la première marche. Pour ça, il ne faut pas laisser le doute prendre trop de place. » Jo Maisetti, qui veille sur ses troupes avec bienveillance, son chrono à la main, confirme : « Elle est encore trop dans l’émotion et dans le questionnement. Il faut vraiment qu’elle accepte de lâcher prise, c’est une des conditions de sa réussite. »

Lucile Razet continue donc de gamberger, « parce que c’est ancré en moi ». Diplômée en kinésithérapie (elle exerce trois fois par semaine dans un cabinet libéral), adepte du piano depuis toute petite (« ma petite bulle pour évacuer toutes mes pensées négatives »), elle avance. En essayant de se détacher du regard des autres.

«

La peur de décevoir m’habite beaucoup, sans doute trop.

»

LUCILE RAZET

Ce jour-là à l'Insep, comme tous les autres jours, elle s’est donnée à « mille pour cent », terminant la séance (9x300 mètres !) les bras en croix, le souffle court. Mais le sourire au fond de yeux. « Tous les jours, je kiffe ce que je fais, je crois en mon projet et en les gens qui m’entourent. Si je ne doute pas, il n’y a pas de raison que ça ne passe pas. »
Dans sa quête olympique, ça n'est finalement pas la tête qui a lâché. C'est le corps. Victime d'une vilaine blessure au printemps, Lucile Razet n'a pu défendre ses chances sur son 400m. Elle s'est rabattue au dernier moment sur le 1500m, distance qu'elle n'avait jamais courue, et malgré une belle performance aux championnats de France d'Albi, elle n'a pas décroché son billet pour Paris. Cruelle déception qu'elle a pourtant rapidement relativisée: « C'est un vrai déclic car ça m'a permis de voir que j'avais un potentiel sur le 1500m. J'ai déjà hâte d'y revenir. Ça fait du bien d'avoir un nouveau souffle